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Première Croisade par Foulcher de Chartres

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    Année 1098 Les plaines d'Antioche

    Année du seigneur 1098, après que toute la province Antioche eut été complétement ravagée sur tous les points par l'immense multitude des nôtres, petits et grands souffrirent de plus en plus d'une extrême disette. Poussés par la faim, nos gens mangeaient les tiges des fèves qui commençaient à peine à croître dans les champs, des herbes de toute espèce, qui n'étaient pas même assaisonnées avec du sel, des chardons que, faute de bois, on ne pouvait faire assez cuire pour qu'ils ne piquassent pas la langue de ceux qui s'en nourrissaient, des chevaux, des ânes, des chameaux, des chiens même et des rats ; les plus misérables dévoraient les peaux de ces animaux, et, ce qui est affreux à dire, les souris et les graines qu'ils trouvaient dans les ordures. Il leur fallut supporter encore, pour l'amour de Dieu, des froids âpres, des vents impétueux, des chaleurs brûlantes et des pluies battantes. Déjà les tentes, pourries et déchirées par les torrents de pluie qui les inondaient, étaient tellement hors de service, que beaucoup des nôtres n'avaient plus d'autre abri que le ciel. Ce fut ainsi que, semblables à l'or essayé trois fois par le feu et purifié sept fois, ces hommes élus d'avance et depuis longtemps, je pense, par le Seigneur, et éprouvés par cet excès de calamités, furent purgés de tous leurs péchés. Et en effet, quoiqu'il ne manquât pas de glaive pour les frapper, beaucoup d'entre eux, épuisés par une longue agonie, auraient fourni volontairement toute la carrière du martyre, éclairés et purifiés sans doute par le grand exemple du juste Job, qui, purifiant, son âme au milieu des tourments qui consumaient son corps, avait sans cesse le Seigneur présent à l'esprit. Voilà comment les Chrétiens savent tout à la fois combattre les Païens, et souffrir pour Dieu. Quoique ce Dieu, qui crée toutes choses, donne des lois à tout ce qu'il a créé, et soutient et gouverne, par sa puissance, tout ce qu'il tient sous sa loi, puisse détruire en un instant, et par sa seule volonté, ce qu'il lui plaît de renverser, je comprends qu'il permette que les Chrétiens écrasent sous leurs coups les Païens, qui si longtemps, et parce qu'il a bien voulu le souffrir, foulèrent outrageusement sous leurs pieds tous ses commandements. Mais quand il consent que les Chrétiens soient tués par des Turcs, c'est pour leur salut, tandis que les Turcs, il les immole pour la perte de leurs âmes. Il plut cependant au Seigneur que quelques-uns de ces derniers, prédestinés par lui à être sauvés, reçussent alors le baptême des mains de nos prêtres; « car ceux qu'il a prédestinés, il les a aussi appelés et glorifiés (Epitre, de saint Paul aux Romains, chapitre VIII, V. 30). » Que dirai-je de plus ? Il y en eut plusieurs des nôtres qui, comme on l'a vu plus haut, abandonnèrent ce siège si pénible, les uns à cause de leur pauvreté, les autres par manque de fermeté, d'autres enfin par crainte de la mort; les indigents désertèrent les premiers; ensuite les riches en firent de même. Ce fut alors qu'Etienne, comte de Blois, quitta l'armée et retourna par mer dans sa patrie; nous en eûmes tous un grand chagrin, car c'était un véritable noble homme et d'une haute vertu. Au moment même où il s'éloignait, et le lendemain de son départ, la ville d'Antioche nous fut livrée; si donc il avait en plus de persévérance, il se serait réjoui vivement avec les autres de ce succès: aussi sa retraite lui tourna-t-elle à opprobre. Il ne sert en effet à personne de bien commencer, s'il ne finit pas également bien. Au surplus, outre que je ne voudrais pas mentir, il importe d'être exact dans le récit des choses qui intéressent le Seigneur; de peur donc de me tromper quelque peu que soit, je serai bref. Le siège d'Antioche, commencé au mois d'octobre, se prolongea tout l'hiver suivant et le printemps jusqu'au moment où l'on entra dans le mois de juin. Souvent et tour à tour, tant qu'il dura, les Francs et les Turcs fondirent les uns sur les autres, engagèrent des combats, se dressèrent des embuscades, furent vainqueurs et vaincus, quoique les nôtres triomphassent plus fréquemment; dans une de ces rencontres, entre autres, il arriva que beaucoup de Païens tombèrent en fuyant dans le Fer, et s'y noyèrent misérablement. C'était en effet en deçà ou au-delà de ce fleuve que les deux nations se combattaient le plus ordinairement. Nos chefs, pour presser le siège, élevèrent devant la ville plusieurs châteaux ; puis, faisant des sorties, ils assaillaient les Turcs et enlevaient leurs troupeaux des pâturages. Quant aux Arméniens du dehors, établis dans le pays non seulement ils ne nous apportaient aucune provision, mais souvent eux-mêmes venaient piller nos gens. Cependant il plut à la fin au Seigneur de mettre un terme aux travaux de son peuple; apaisé peut-être par les prières de ceux qui, chaque jour, lui adressaient les supplications les plus humbles, il permit dans sa miséricorde que, grâce à une trahison de ces mêmes Turcs, Antioche fût secrètement rendue et livrée aux Chrétiens. Or voici quelle fut cette trahison, qui au fond n'était rien moins qu'une trahison.

    Le Seigneur, notre Dieu, apparut à un certain Turc, que sa grâce avait mis d'avance au nombre de ses élus, et lui dit : « Toi qui dors, réveille-toi ; je te commande de rendre Antioche aux Chrétiens. » Cet homme, frappé d'admiration, garda le plus profond silence sur cette vision. Le Seigneur lui apparut une seconde fois, et lui dit : « Rends donc la ville aux Francs; car je suis le Christ, et c'est moi qui te donne cet ordre. » Ce Turc, ayant médité en lui-même sur ce qu'il devait faire, va trouver son maître, le prince d'Antioche, et lui raconte sa vision. « Veux-tu donc, brute que tu es, obéir à un fantôme ? » lui répond son maître. De retour chez lui, le Turc se tait encore sur ce prodige. Une troisième fois le Seigneur lui apparaît encore et lui dit : « Pourquoi n'as-tu pas accompli ce que je t'ai prescrit ? Tu ne dois pas hésiter; car moi, qui t'enjoins de rendre la ville, je suis le maître de toutes choses. »

    Cet, homme alors ne balance plus un instant, se concerte prudemment avec les nôtres, et promet que, grâces à ses machinations, ils entreront dans Antioche. Cette convention faite, il livre son propre fils en otage aux Francs, ou plutôt au seigneur Bohémond ; et une certaine nuit, à l'aide d'échelles faites de cordes, il introduit vingt des nôtres dans la ville, par dessus la muraille. L'une des portes est ouverte sur-le-champ et sans aucun délai ; aussitôt les Francs, qui se tenaient prêts, entrent dans la place. Cependant quarante chevaliers, qui déjà avaient grimpé le long des cordes, trouvent quarante Turcs préposés à la garde de trois tours, et les égorgent ; alors tous les francs poussent en même temps, et à haute voix, le cri, « Dieu le veut, Dieu le veut », ce cri qui était notre cri et notre signal lorsque nous voulions mettre à fin quelque entreprise. Des que les Turcs entendent ce cri, tous sont frappés d'un profond effroi. Au moment, en effet, où l'aurore blanchissait le ciel, les Francs commencent à se répandre dans toute la ville ; alors, et aussitôt que les Turcs voient se déployer en l'air la bannière rouge de Bohémond, et un tumulte effroyable régner partout ; dès qu'ils entendent les Francs faire retentir du sommet des murs le son de tout leur cors, et aperçoivent les nôtres courant de tous côtés dans les rues et sur les remparts, le glaive nu et massacrant tout ce qu'ils rencontrent d'ennemis, les malheureux, saisis de stupeur, se mettent à fuir ça et là ; bientôt beaucoup d'entre eux sont tués ; mais quelques autres en fuyant, parviennent à entrer dans le château, bâti sur une roche élevée. Dans cette circonstance, la tourbe de notre armée pilla, sans aucune retenue, tout ce qu'elle trouva dans les carrefours et dans les maisons ; mais les chevaliers, fidèles aux devoirs du vrai guerrier, ne cessèrent de poursuive les Turcs et en faire un grand carnage. Enfin au moment où l'émir d'Antioche, Gratien, cherchait son salut dans la fuite, un certain paysan arménien lui coupa la tête et se hâta de l'apporter aux Francs.

    Après la prise de la cité d'Antioche, il arriva qu'un certain homme trouva une lance qu'il assurait avoir tirée d'une fosse où elle était enfouie dans l'église du bienheureux Pierre, et être celle dont Longin perça le côté de Notre-Seigneur. Il disait que l'existence de ce saint trésor lui avait été révélée par l'apôtre André, que cet apôtre lui était apparu par trois fois, et que, après ses instructions, il avait creusé le pavé de l'église à l'endroit même désigné par sa vision, et trouvé cette lance, que peut-être on y avait adroitement cachée. Cet homme découvrit d'abord sa vision à l'évêque du Puy et au conseil de Raymond. L'évêque croyait toute cette histoire fausse ; le comte Raymond, au contraire, se flattait qu'elle était vraie. Cependant tout le peuple, plein de joie, glorifiait le Seigneur de ce que cette lance avait été ainsi découverte ; depuis cent jours environ, tous la tenait en grande vénération ; le comte Raymond lui prodiguait les plus signalés honneurs, et, s'en étant rendu lui-même le gardien, distribuait aux indigents les offrandes que le peuple, dans sa piété, apportait aux pieds de cette lance.

    Toutefois l'évêque de Bari et plusieurs autres, tant clercs que laïcs, doutaient que cette lance fût celle du Seigneur, comme on se plaisait à le croire, et pensaient que c'en était une autre que cet homme grossier disait faussement avoir trouvé. On tint donc une grande assemblée ; puis après trois jours de prières et de jeunes, le huitième mois après la prise d'Antioche, on mit le feu à un tas de bois au milieu-même du camp placé sous les murs du château d'Archas qu'on assiégeait alors ; les évêques donnèrent leur bénédiction à ce feu, dont l'épreuve devait servir de jugement ; et l'homme qui avait trouvé la lance passa vite et résolument au milieu du brasier enflammé. On reconnut aussitôt qu'en le traversant, comme il arrivait à tout vrai coupable, avait eu la peau brûlée par la flamme, et l'on présuma promptement que quelques parties intérieure de son corps devait être mortellement endommagée ; cela fut bientôt clairement confirmé par la fin de ce criminel imposteur, qui mourut le douzième jour de ses douleurs et de sa brûlure. Cédant à la force de cette preuve, tous les nôtres qui, pour l'amour et la gloire de Dieu, avaient vénéré cette lance, cessèrent de croire à sa sainteté, mais furent cruellement contristés. Quant au comte Raymond, il conserva très-longtemps cette lance, et la perdit par je ne sais quel accident.

    Revenons, au surplus, maintenant au récit que nous avons suspendu.

    Quand la ville d'Antioche eut été prise ainsi qu'on l'a dit, et dès le lendemain même une innombrable multitude de Turcs vint mettre le siégé devant cette cité. En effet, aussitôt que le Soudan ou roi des Perses, dont il a été parlé un peu plus haut, eut appris, du messager qu'on lui avait envoyé, que les Francs cernaient Antioche, il rassembla de nombreuses troupes ; en forma une armée qu'il fit marcher contre les Francs, et lui donna pour émir et pour chef Corbogath.

    Ces Turcs s'arrêtèrent pendant trois semaines entières devant Edesse (Urfa), où était alors le comte Baudouin ; mais ne faisant aucun progrès devant cette place, ils se hâtèrent d'accourir vers Antioche au secours de Gratien. A leur vue les Francs se d'espérèrent de nouveau et moins que de coutume. Leur châtiment en effet fut double comme l'étaient leurs pêches ; car, à peine étaient-ils entrés dans Antioche, que beaucoup d'entre eux s'étaient empressés de rechercher le commerce de femmes hors la loi de Dieu. Environ soixante mille Turcs pénétrèrent alors dans la ville par le château, qui la dominait du côté de la roche élevée sur laquelle il était bâti et pressèrent vivement les nôtres par de subites et fréquentes attaques ; mais leur séjour dans Antioche ne fut pas long ; ils la quittèrent frappés d'une grande terreur, et l'assiégèrent du dehors. Quant aux Francs, ils restèrent enfermés dans l'intérieur des murs et livrés à une anxiété plus cruelle qu'on ne pourrait le croire.

    Cependant le Seigneur qui ne les accablait pas, se montra souvent à plusieurs d'entre eux, comme ceux-ci l'affirmaient, et, relevant leur courage, promit que son peuple allait jouir d'une prompte victoire. Dans ce temps-là, Dieu apparut à un certain clerc qui, par crainte de la mort s'enfuyait de la ville.
    — Où tournes-tu tes pas, frère ? lui dit le Seigneur.
    — Je fuis, répond le clerc de peur de périr malheureusement ; beaucoup en font de même pour éviter une fin misérable.
    — Ne le fais point réplique le Seigneur ; retourne en arrière et dis à tes compagnons que je les assisterai dans le combat.
    — Apaisé par les prières de ma mère, je serai favorable aux Francs ; mais parce qu'ils ont péché ils se verront sur le point de périr. Que cependant ils conservent en moi une espérance ferme, et je les ferai triompher des Turcs, qu'ils se repentent, et ils seront sauvés. C'est moi qui suis le Seigneur et qui te parle.
    Ce clerc donc retournant sur ses pas raconta ce qu'il venait d'entendre, au moment même où plusieurs, profitant des ombrés delà nuit, voulaient à l'aide de cordes descendre du haut des murs et fuir, comme avaient fait beaucoup d'autres, qui redoutaient de périr aussi par la faim ou par le glaive.
    Une autre fois, comme un certain homme descendait ainsi de la muraille, son frère, déjà mort depuis quelques temps, lui apparut et lui dit :
    — Où fuis-tu, mon frère ? Demeure, n'aie aucune crainte ; le Seigneur sera avec vous au jour de la bataille et ceux de vos compagnons dans ce pèlerinage, qui vous ont précédés au tombeau, combattront avec vous contre les Turcs.
    L'autre étonné des paroles que lui adressait le défunt, cessa de fuir, et rapporta à ses compagnons les paroles qu'il avait entendues.

    Cependant, plut au Seigneur de mettre un terme aux souffrances de ses serviteurs, qui déjà ne pouvaient plus supporter les maux de tout genre qui les accablaient, et n'ayant pas la moindre chose à manger tombaient, ainsi que leurs chevaux, dans une extrême faiblesse. Ils établirent trois jours de jeûne, des prières et des aumônes, afin de se rendre Dieu favorable par leur pénitence et leurs supplications. Ensuite, ayant tenu conseil, ils firent savoir aux Turcs, par un certain Hermite nommé Pierre :

    Que s'ils ne laissaient aux Chrétiens la paisible possession de la terre qui leur appartenait de temps immémorial, ils iraient certainement leur livrer bataille le jour suivant.

    Que si les Turcs le préféraient, le combat aurait lieu entre cinq, dix, vingt ou même cent hommes d'armes choisis de part et d'autre, qu'ainsi tous ne se battant pas en même temps les uns contre les autres, la masse des deux peuples ne serait pas exposée à périr, et que le parti dont les champions vaincraient ceux de l'autre, posséderait de droit la ville et son empire.

    Voilà ce qui fut proposé ; les Turcs ne l'acceptèrent pas : comme Ils étaient nombreux et bien pourvus de chevaux, ils espéraient triompher, et en effet on évaluait leurs forces à six cent soixante mille hommes, tant cavaliers que gens de pied : ils savaient d'ailleurs que tous nos hommes d'armes étaient pauvres, réduits à combattre à pied, et affaiblis par la faim.

    L'envoyé Pierre revint donc et rendit la réponse de l'ennemi, dès qu'ils l'eurent entendue, les Francs mettant tout leur espoir dans le Seigneur, se préparèrent au combat sans hésiter. Les Turcs avaient des chefs nombreux qu'on nomme émirs. C'étaient, Corbogath, Meleducac, l'émir Soliman, l'émir Soland, l'émir Maroan, l'émir Mahomet, Carajath, Coteloseniar, Mergascotelon, Balduk, Boellach, l'émir Boach, Axian, Samsadol, Amigian, Guinahadole, l'émir Todigon, l'émir Natha, Soquenari, Boldagis, l'émir Rillias, Gersaslan, Gigremis, l'émir Gog, Artubech, l'émir Dalis, l'émir Moxe, l'émir Churaor et beaucoup d'autres.

    Du côté des Francs, les principaux chefs étaient Hugues-le-Grand, Robert comte de Normandie, Robert comte de Flandre, le duc Godefroi, le comte Raymond, Bohémond et plusieurs autres nobles.

    Que Dieu répande sa bénédiction sur l'âme d'Adhémar évêque du Puys, qui en homme vraiment apostolique, soutenait toujours avec bonté le courage du peuple et le fortifiait dans le Seigneur. 0 pieuse précaution ! Ce prélat avait le soir précédant, ordonné par une proclamation que chaque homme d'armes à cheval de l'armée du Très-Haut tâchât de donner, selon son pouvoir, et sur sa propre provision de grain, une ration à son cheval, de peur que le lendemain, et à l'heure du combat, ces animaux affaiblis par la faim ne manquassent sous ceux qui les monteraient. Il fut fait comme il l'avait commandé. Tous les nôtres étant donc ainsi préparés pour la bataille, sortent d'Antioche au point du jour, le quatrième jour des calendes de juillet ; les escadrons et les lignes d'infanterie, divisés régulièrement, les uns en petits corps et les autres en phalanges, marchaient précédée de leurs enseignes ; au milieu des rangs sont les prêtres, qui, revêtue d'ornements blancs, chantent en pleurant des psaumes à la louange du Seigneur, et d'un cœur pieux ils adressent de nombreuses prières au nom de tout le peuple.

    Alors un certain Turc nommé l'émir Dalis, d'une habileté consommée dans la guerre, voyant les nôtres sortir de la ville, et s'avancer contre ses gens enseignes déployées, est frappé d'étonnement ; apercevant les bannières de nos grands, qu'il connaissait toutes particulièrement, comme habitant d'ordinaire Antioche, il ne doute pas que la bataille ne s'engage promptement, et court l'annoncer à Corbogath l'émir en chef.
    A quoi songes-tu lui dit-il, de jouer aux échecs ? Voici les Francs qui viennent. — Viennent-ils donc pour combattre ? répond Corbogath.
    — Je ne le sais pas encore, réplique l'émir Dalis ; mais attends un peu, et je te le dirai
    Examinant de nouveau et remarquant que les bannières de nos princes sont portées devant eux de droite et de gauche, et que les corps d'armée, divisés régulièrement en troupes, suivent en bon ordre, il retourne vers Corbogath, et lui dit :
    Voilà certainement les Francs,
    — Que penses-tu de leurs projets ? répond le chef.
    — Je crois qu'ils veulent combattre, réplique l'autre ; mais cela est encore un peux incertain.
    — Je quels sont ceux à qui appartiennent les bannières que j'aperçois.
    Considérant alors de nouveau et avec plus d'attention, il reconnaît l'étendard de l'évêque du Puy en tête du troisième escadron de cavaliers ; sans s'arrêter plus longtemps, il dit alors à Corbogath :
    — Ce sont bien les Francs qui viennent ou fuit sur-le-champ, ou songe à bien combattre. C'est la bannière du grand pape que je vois en tête de l'ennemi ; tremble donc d'être aujourd'hui vaincu par ceux que tu te flattais de pouvoir écraser complètement.
    Je vais, répond Corbogath, envoyer dire à ces Francs que je souscris aux propositions qu'ils m'ont fait faire hier.
    Tu tiens ce langage trop tard, réplique l'émir Dalis.

    Corbogath envoie cependant vers nous ; mais ce qu'il demande lui est refusé. Cependant l'émir Dalis le quitte sans perdre un moment, et presse son coursier des éperons. On croirait qu'il fuit, mais il court au contraire exciter les siens à combattre tous vaillamment, et à faire pleuvoir une grêle de flèches.

    Hugues-le-Grand, Robert le Normand et le comte de Flandre sont placés en tête de la première ligne et chargés de l'attaque ; à la seconde suit le duc Godefroi avec les Allemands et les Lorrains ; après eux marchent l'évêque du Puy, ainsi que les Gascons et les Provençaux, tous gens du comte Raymond, qui de sa personne est resté dans Antioche pour la garder ; la dernière est conduite par l'habile Bohémond.

    Les Turcs voyant l'armée entière des Francs prête à fondre sur eux avec fureur, commencent à courir çà et là en lançant leurs traits. Mais bientôt le Seigneur envoie sur eux sa terreur, et tous fuient en désordre comme si le monde entier allait les écraser dans sa chute, les Francs les poursuivent et les pressent autant qu'ils le peuvent ; mais n'ayant que peu de chevaux, auxquels même la faim ôte toute vigueur, ils me font pas autant de prisonniers qu'il l'aurait fallu : cependant ils se rendent maîtres de toutes les tentes des Païens, ainsi que des richesses diverses qui s'y trouvent, or, argent, manteaux, vêtements, ustensiles, et une foule d'autres choses précieuses, que les Turcs, saisis d'effroi, et fuyant épars à travers les champs, ont abandonnées ou jettent derrière eux : tout devient notre proie, et nous nous emparons encore d'une grande quantité de chevaux, mulets, chameaux, ânes, casques excellents, arcs, flèches et carquois. Ce Corbogath lui-même, qui, dans ses propos féroces, s'était vanté si souvent de massacrer les Francs, il fuit plus léger que le cerf. Pourquoi donc fuit-il ainsi cet homme qui commandait à une armée si nombreuse et si bien fournie de chevaux ? C'est qu'il voulait dans son audace combattre contre Dieu ; mais le Seigneur, voyant sa pompe orgueilleuse et ses projets, les a pulvérisés entièrement. Le Très-Haut, qui ne se venge pas chaque jour de ses ennemis, ne permit pas toutefois que ce chef et ses soldats tombassent entre nos mains ; grâces à leurs coursiers pleins de vitesse, ils nous échappèrent et les traînards seuls furent pris par les Francs. Cependant beaucoup d'entre ces infidèles, et particulièrement des Sarrasins qui combattaient à pied, périrent par le glaive ; les nôtres au contraire perdirent fort peu de monde, et ils passèrent au fil de l'épée toutes les femmes qu'ils trouvèrent dans les lentes des Turcs. Tous alors d'une voix triomphante bénirent et glorifièrent le Seigneur, dont la droite miséricordieuse avait délivré d'ennemis si cruels les siens réduits à la dernière extrémité, dévorés, d'inquiétudes, et n'espérant qu'en lui seul, tous se félicitèrent de la victoire obtenue sur les Païens vaincus, et enrichis de leurs dépouilles ils rentrèrent pleins de joie dans la ville.

    De onze cents retranchez deux, et vous aurez le nombre des années à dater du jour où le Seigneur naquit du sein d'une vierge :
    C'est alors que fut prise la noble cité d'Antioche, quand le soleil, dans le signe des Gémeaux, ce fut levé neuf fois avec eux. Dans ce temps et le jour des calendes d'août, mourut l'évêque Adhémar. Puisse son âme jouir du repos éternel !
    A cette époque aussi, Hugues-le-Grand partit pour Constantinople, et de là retourna en France, du consentement de tous les héros chrétiens.
    Après qu'on eut remporté ces avantages, l'illustre troupe des princes de toute l'armée adressa au pontife romain le lettre suivante :
    Au saint et vénérable pape Urbain, Bohémond, Raymond, comte de Saint-Gilles, Godefroi, duc de Lorraine, Robert, comte de Normandie, Robert, comte de Flandre et Eustache, comte de Boulogne ;
    Salut, fidèles services, et vénérable soumission en Jésus-Christ, comme des enfants la doivent à leur père spirituel.
    Nous voulons et désirons te faire savoir que, grâce à l'excessive miséricorde du Seigneur et à son appui manifeste, Antioche est tombée en notre pouvoir ; que les Turcs, qui avaient fait beaucoup d'affronts à Notre-Seigneur Jésus-Christ, ont été pris ou tués ; et que nous, pèlerins de Jérusalem, nous avons vengés sur eux les injures de Jésus-Christ, le Dieu tout-puissant.

    Nous souhaitons aussi t'apprendre comment, après les avoir d'abord assiégés dans cette ville, nous nous sommes vus assiégés par ceux de cette nation venus du Khorazan, de Jérusalem, du pays de Damas et de beaucoup d'autres régions, et comment nous avons enfin été délivrés par la miséricorde de Jésus-Christ.

    Après donc que nous eûmes, ainsi que tu l'as sans doute entendu dire, pris la ville de Nicée, vaincu dans un champ couvert de fleurs à Dorylée, vers les calendes de juillet, une multitude innombrable de Turcs accourus à notre rencontre, mis en fuite et dépouillé de toutes ses terres et de tous ses biens, le grand Soliman, conquis et pacifié toute la Romabie, nous marchâmes vers Antioche pour l'assiégée.
    Dans ce siège, nous eûmes beaucoup à souffrir des combats que nous livraient sans cesse les Turcs et les Païens des provinces voisines, qui nous attaquaient si souvent et en si grand nombre, qu'on pouvait dire avec vérité qu'ils nous assiégeaient plus que nous n'assiégions ceux d'Antioche. Nous triomphâmes enfin dans tous nos combats, et leur heureuse issue releva la gloire de la foi chrétienne, comme nous allons le raconter.

    Moi Bohémond

    Je conclu une convention avec un certain Turc, qui me livra la ville d'Antioche ; un peu avant le jour, j'appliquai les échelles à la muraille, et nous nous rendîmes ainsi maîtres, le 3 des nonnes de juillet, de cette cité, qui auparavant résistait à la puissance du Christ. Nous tuâmes Gratien, le tyran de cette même ville, et beaucoup de ces soldats ; quant aux femmes, enfants, parents de ces infidèles, nous nous en sommes emparés, ainsi que de leur or, leur argent et tous leurs biens.

    Nous ne pûmes cependant emporter le château d'Antioche, fortifié de longue main par les Turcs. Mais le lendemain, lorsque nous nous disposions à l'attaquer, nous vîmes tout à coup se répandre dans la campagne une multitude infinie de Turcs, que nous savions en marche pour nous combattre, et que nous avions attendus longtemps hors des murs de la ville. Ils nous assiégèrent le troisième jour, introduisant dans le dit château plus de cent de leurs hommes d'armes, et essayèrent de pénétrer, par la porte du château, dans la portion de la ville qui, placée au pied de ce fort, nous était commune avec eux, et de l'occuper. Mais campés sur une autre hauteur opposée à ce château, et craignant que les Turcs en grand nombre ne s'ouvrissent de force un passage jusqu'à nous, nous gardâmes avec vigilance le chemin qui séparait les deux armées, et descendait vers la cité, nous combattîmes nuit et jour en dedans et au dehors des murs, et nous contraignîmes enfin l'ennemi de rentrer par les portes du château qui conduisaient à l'intérieur de la ville, et de regagner son camp. Les Turcs reconnaissant alors que du côté du fort ils étaient sans moyen de nous nuire en rien, nous bloquèrent si étroitement de toutes parts dans Antioche, qu'aucun des nôtres ne pouvait ni en sortir, ni arriver du dehors jusqu'à nous.

    Nous fumes tous d'autant plus chagrins et désespérés de notre position, que beaucoup de nos gens, succombant sous la faim et une foule d'autres maux, se trouvaient réduits à tuer et à manger les chevaux et les ânes, épuisés eux-mêmes par le défaut de nourriture. Cependant la clémente miséricorde du Dieu tout-puissant veilla sur nous, et vint à notre aide ; grâces à elle, l'apôtre André, dans une vision trois fois renouvelée révéla à un certain serviteur de Dieu l'existence de la lance consacrée au Seigneur, avec laquelle la main de Longin perça le côté de notre Sauveur, et lui montra en songe l'endroit même où elle gisait cachée ; nous la trouvâmes en effet dans l'église du bienheureux Pierre, prince des Apôtres ; aussitôt consolés et fortifiés par cette heureuse découverte, et beaucoup d'autres révélations d'en haut, nous, qui peu auparavant, étions en proie à l'affliction et à l'effroi, maintenant pleins d'ardeur et d'audace, nous nous excitons les uns les autres à combattre.

    Après donc avoir été ainsi assiégés trois semaines et quatre Jours, nous nous confessons de toutes nos iniquités, et mettant notre confiance en Dieu, la veille même de la fête des apôtres Pierre et Paul, nous sortons des portes de la ville dans tout l'appareil du combat. Nous étions si peu, que les Turcs disaient hautement que, loin de venir leur livrer bataille nous prenions la fuite.

    Mais nous, préparés tous à bien faire, et ayant rangé en bon ordre nos gens de pied et nos hommes d'armes, nous marchons audacieusement et précédés de la lance teinte du sang du Seigneur, vers le lieu où les ennemis avaient réuni leurs troupes les plus fortes et les plus vaillantes, et nous les contraignons de fuir de ce premier champ de bataille.

    Eux alors, suivant leur usage, commencent à se disperser de toutes parts, occupent les collines, se jettent autant qu'ils le peuvent dans tous les chemins et s'efforcent de nous cerner, se flattant de nous massacrer ainsi tous à la fois ; mais d'une part, une foule de combats nous avaient instruit à nous garantir de leurs ruses et de leurs projets ; de l'autre, la grâce miséricordieuse de Dieu nous secourt si efficacement que quoique très-peu en comparaison d'eux, nous les resserrons tous sur un seul point ; et ainsi resserrés, nous les forçons par l'aide de la droite du Seigneur, qui combat avec nous, de fuir et de nous abandonner leur camp et toutes les richesses qu'il contient.

    Après les avoir vaincus et poursuivis durant tout le jour, et leur avoir tués bon nombre de soldats, nous rentrons heureux et plein de joie dans Antioche. Un certain émir renfermé dans le château dont on a parlé ci-dessus, avec mille des siens se rend alors à Bohémond, et tous, d'un consentement unanime, reçoivent de ses mains le sceau de leur soumission au joug de la foi chrétienne.

    Ainsi donc notre Seigneur Jésus-Christ tient maintenant Antioche toute entière asservie à la foi et a la religion romaine. Mais comme d'ordinaire quelques afflictions se mêlent toujours aux choses les plus heureuses, l'évêque du Puy, que tu nous avais donné pour ton vicaire, dans cette guerre, où il s'est conduit avec honneur, une foi terminé, et la paix rendue à la ville, est mort le jour des calendes d'août. Nous tes enfants, orphelin maintenant du père auquel tu nous avais confiés, nous te supplions, toi, notre père spirituel, qui nous ouvris la route, nous entraînas par tes discours à abandonner nos terres et toutes leurs richesses, nous ordonnas de suivre le Christ en portant sa croix, et nous recommandas de glorifier son saint nom, nous te supplions, disons-nous, de venir vers nous pour achever ce que tu nous fis entreprendre, et d'engager à t'accompagner tous ceux que tu pourras réunir.

    C'est ici, en effet, que le nom chrétien a prit naissance ; car après que le bienheureux Pierre eut été intronisé dans la chaire que nous contemplons ici chaque jours, ceux qu'on nommait, dans le principe, Galiléens, furent d'abord, et surtout à cause de Pierre, appelés Chrétiens.

    L'univers ne trouve-t-il pas très convenable que toi, le chef et le père de la religion chrétienne, tu viennes dans la ville principale et capitale du nom chrétien, et que tu concoures pour ta part à une guerre qui est la tienne ?

    Nous avons bien, quant à nous, domptés les Turcs et les Païens ; mais il n'est pas en notre pouvoir de triompher des hérétiques Grecs, Arméniens, Syriens et Jacobites. Nous le mandons et le répétons par conséquent à toi, notre père très-cher viens donc toi, père et chef des chrétiens, dans le berceau de ta paternité, toi le vicaire du bienheureux Pierre, accours t'asseoir dans sa chaire ; visite-nous comme des enfants toujours près à t'obéir dans les choses bonnes à faire ; avec le secours de notre courage détruit et déracine par ta présence et ton autorité toutes les hérésies de quelque genre qu'elles soient ; que ton voyage ainsi achève de nous conduire dans la route où nous sommes entrées d'après tes ordres, nous ouvre les portes de l'une et l'autre Jérusalem, rendre libre le sépulcre du Seigneur, et élève le chrétien au-dessus de tout autre nom.

    Si tu viens vers nous, et termine avec nous le pèlerinage que toi seul nous a fait entreprendre, tout l'univers te sera obéissant. Puisse te déterminer à céder à notre prière, le Dieu qui vit et règne dans les siècles des siècles ! Amen !

    Après de si longues et pénibles fatigues, se furent, grâces à un séjour de quatre mois dans Antioche, refaits par le repos et une bonne nourriture, et eurent repris leurs anciennes forces, on tint conseil, et une partie de l'armée se mit en marche pour l'intérieur de la Syrie, dans le dessein d'ouvrir complètement au reste des nôtres le chemin de Jérusalem.

    Les deux principaux chefs de ce corps étaient Bohémond et le comte Raymond. Quant aux antres princes, ils restèrent encore dans la contrée d'Antioche. Ces deux chefs et leur monde s'emparèrent par des attaques pleines d'audace, de deux villes, Alber et Marrah. La première, ils la prirent très promptement, en massacrèrent tous les citoyens, et enlevèrent tout ce qui s'y trouva de richesses. Joyeux et triomphants ils marchèrent sur l'autre ; mais le siège se prolongea pendant vingt jours, et nos hommes eurent à supporter tous les maux de la faim.

    Je ne puis redire sans horreur comment plusieurs des nôtres transportés de rage par l'excès du besoin, coupèrent un ou deux morceaux des fesses d'un Sarrasin déjà mort, et se donnant à peine le temps de les rôtir les déchirèrent de leurs dents cruelles. Ainsi donc les assiégeants souffraient plus que les assiégés. Cependant des machines furent construites, et on les approcha des murailles, les Francs alors montèrent à l'assaut avec une merveilleuse audace, et, secondés par la bonté de Dieu, franchirent le sommet du mur, s'introduisirent dans la ville, égorgèrent, ce jour-là et le suivant, tous les Sarrasins, depuis le plus grand jusqu'au plus petit et s'emparèrent de toutes les provisions des habitants.

    Quand cette cité fut détruite, Bohémond retourna à Antioche, en chassa les gens que le comte Raymond avait préposés à la garde de la portion de cette cité dont il s'était rendu maître, et se mit en possession de la ville et de tout son territoire, disant qu'elle n'avait été prise que grâces à ses négociations et machinations. Au surplus, le comte le Raymond, s'étant joint avec Tancrède, suivit le chemin qu'on avait pris, et Robert le Normand se réunit en outre à cette même armée le lendemain du jour où elle quitta la ville de Marrah après l'avoir saccagée.
    Sources : Textes de Foulcher de Chartres — Collection des mémoires relatifs à l'Histoire de France ; Editions J-L. J.Brière, Librairies : Paris 1825

    Siège dArchas

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