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Château de Beaufort (Kalaat-Esch-Schékif)
Le voyageur qui suit la route de Hasbeya à Saïda traverse une plaine vaste et fertile nommée par les Arabes Merdj-Aïoun, s'étendant entre les deux chaînes du Liban et de l'Anti-Liban.Après une marche de plusieurs heures, il aperçoit à l'horizon un vieux château de l'aspect le plus pittoresque, qui s'élève au sommet d'une des premières croupes du Liban : c'est le Kalaat-esch-Schékif, nommé Beaufort par les Francs et Schékif-Arnoun par les chroniques arabes. Ce château faisait partie de la principauté de Sajette, et, comme j'aurai lieu de le dire plus loin, son plan présente une grande analogie avec celui de la forteresse de Karak, relevée, pendant le voyage de M. le duc de Luynes, sur la rive orientale de la mer Morte.
L'assiette de Beaufort a été choisie au sommet d'une crête rocheuse bordée à l'est par un précipice à pic, de plus de 300 mètres, au fond duquel coule le Nahar-el-Kasmyeh, le « Leontes » des anciens. A l'ouest la montagne s'abaisse par une pente assez rapide, au niveau de la plaine où s'élève le village moderne d'Arnoun.
En avant du château au sud se voit un petit plateau qui semble avoir été nivelé de main d'homme : c'est sur cet emplacement que se trouvait au moyen âge la bourgade de Beaufort, à l'extrémité méridionale de laquelle les Templiers bâtirent en 1260, quand ils acquirent cette place, une redoute détruite huit ans plus tard par le sultan Malek-ed-Daher-Bybars, lorsqu'il se rendit maître de cette forteresse.
De ce point la vue embrasse un vaste horizon : vers l'est ce sont les sommets neigeux de l'Hermon et les montagnes du Hauran; vers le nord la plaine de la Beqaa et les montagnes du Liban; au sud le Belad-Bscharah, que dominent au loin les ruines du Kalaat-Tebnïn, le Toron des historiens des croisades.
Les ingénieurs qui élevèrent le château dont nous nous occupons eu ce moment ont été obligés de se laisser guider ici par la configuration du terrain sur lequel il est bâti. Sa forme serait à peu près celle d'un triangle allongé. Il se divise en deux parties : l'une inférieure, vers l'est aux bords des escarpements du ravin du Kasmyeh; l'autre, plus élevée et formant réduit, est établie au sommet de la crête du rocher, qui a été dérasé pour la recevoir. C'est dans cette enceinte que se voient la grand-salle, les restes du donjon, etc.
Cette forteresse est construite en pierres d'assez grand appareil taillées à bossages, et les escarpements du rocher que couronne la partie haute du château sont presque partout revêtus de talus en maçonnerie. Un profond fossé creusé dans le roc l'entoure au sud et à l'ouest.
L'entrée de la forteresse s'ouvrait en « A » sur l'esplanade dont j'ai parlé plus haut. Cette porte donnait accès dans la basse-cour du château. Malheureusement il ne reste plus de l'époque française que les substructions des tours et des murailles « B » que recouvrent aujourd'hui des masures arabes bâties au XVIIe siècle par l'émir Fakar-ed-din, quand ce prince révolté contre le gouvernement de la Sublime Porte essaya de remettre Schékif en état de défense pour résister aux troupes envoyées contre lui par les pachas d'Acre et de Damas.
A l'extrémité sud de cette basse-cour existe un petit ouvrage carré « D » qui au nord termine le château.
Une rampe ménagée le long des escarpements du rocher, et par conséquent sous le commandement de l'enceinte supérieure, amène à la porte « D », que défend la tour « E ». Par cette entrée on pénètre dans une sorte de place d'armes « F », en partie voûtée, munie d'un parapet crénelé et sur laquelle s'ouvraient les tours « G » et « E », qui flanquent les angles est et ouest de la face méridionale du château.
Un assaillant qui aurait réussi à forcer la porte « D » se serait donc trouvé dans ce passage comme au fond d'un fossé exposé de toutes parts aux coups des défenseurs de la place, pendant qu'il aurait tenté d'enfoncer la porte « H », par laquelle on pénètre dans la partie haute de la forteresse. Dès que le visiteur a franchi cette entrée, il s'engage dans un long corridor voûté qui débouche au milieu du terre-plein du château.
Des logis à plusieurs étages, sur les débris desquels s'élevèrent au temps de Fakar-ed-din des constructions arabes aujourd'hui écroulées, paraissent avoir existé en « I » et en « J », mais il n'en reste plus que d'énormes monceaux de décombres au milieu desquels il est impossible de retrouver aucune des dispositions du plan primitif. C'est sous cet amas de ruines que passe la galerie voûtée faisant suite à la porte « H » et qui conduit au milieu de cette partie du château.
Le donjon « K » est placé le long du front occidental de la forteresse et fait corps avec le rempart, mais il est dérasé jusqu'au niveau des courtines. C'était une tour barlongue; on y pénétrait par une poterne à linteau carré, et l'escalier ménagé dans l'épaisseur de la muraille se voit encore. En 1859, quand je visitai ces ruines, il ne restait plus en place que les premiers voussoirs des voûtes de la salle formant jadis le rez-de-chaussée de cette tour, qui, sur des proportions plus petites, paraît avoir dû présenter les mêmes dispositions intérieures que le donjon de Giblet, dont elle doit être à peu près contemporaine.
Sur le côté oriental de la cour s'élève en « L » un édifice aujourd'hui encombré d'immondices et servant d'étable aux troupeaux qui viennent paître dans les environs du château. C'est une salle voûtée, partagée en deux travées avec arcs-doubleaux et arcs-ogives chanfreinés. On pénètre dans ce bâtiment par un petit portail dont les archivoltes sont en tiers point et s'appuient sur des pied-droit que couronnent des abaques ornés de feuilles sculptées (figure 40).
Cette pièce était éclairée par trois baies carrées s'ouvrant dans l'axe des travées : deux à l'est vers la basse-cour et une à l'ouest sur le terre-plein intérieur de la place. Ce vaisseau paraît avoir été construit à la hâte, postérieurement au reste du château, avec des matériaux provenant d'édifices plus anciens; car, parmi les pierres dont il se compose, les unes sont taillées avec soin, tandis que les autres sont seulement épannelées.
Autant qu'on en peut juger par l'ornementation, on doit lui attribuer comme date la seconde moitié du XIIIe siècle. Malgré le nom de Kenisseh (église) que lui donnaient les Motoualis qui m'accompagnaient quand je visitai Schékif, j'incline plutôt à y voir une grand-salle, attendu que son orientation ne saurait convenir à un édifice religieux.
A l'extrémité nord du château s'élève en « M » une tour de forme irrégulière qui, par une étrange coïncidence, présente la même forme que l'un des ouvrages dépendants du château de Karak. En France je ne connais que le donjon de Bonaguil, château du XVe siècle situé près Villeneuve-d'Agen, et publié par M. Viollet-le-Duc (1), qui présente une pareille irrégularité de plan.
Bien que Beaufort ait été possédé, en dernier lieu, par les Templiers, je suis convaincu qu'ils n'ont rien changé au château proprement dit et qu'ils se sont bornés à édifier sur l'extrémité du plateau un ouvrage dont parlent les historiens arabes et qui fut détruit, comme nous le verrons plus loin, à la suite de la prise du château par Bybars, et dont il ne reste plus en « N » que des décombres et une citerne.
On voit encore les ruines d'un mur flanqué de tourelles construit au XVIIe siècle par l'émir Fakar-ed-din autour de l'esplanade où s'élevait au temps des croisades le bourg dépendant du château, et qui selon toute probabilité devait être défendu par des palis et des ouvrages de terre dont il ne subsiste plus que des vestiges informes.
A l'entour des dépendances des châteaux construites en France et en Syrie pendant le XIIe et le XIIIe siècle on trouve encore fréquemment des traces de terrassements à une distance assez grande. Ils étaient couronnés de palissades et munis de fossés. Cette défense était assez sérieuse, pour présenter à l'ennemi un obstacle dont souvent il ne triomphait qu'après des travaux d'approche assez considérables et des assauts meurtriers. Une fois la place investie et les ouvrages avancés occupés, l'assaillant devait cheminer par des tranchées jusqu'à la contrescarpe du fossé. Or ici le rocher présentait au mineur une résistance qui devait prolonger considérablement les travaux de siège.
A gauche de l'entrée du château, un vaste réservoir « B », taillé dans le roc, avait été ménagé dans le fossé.
J'ai dit en commençant qu'il existait une grande ressemblance entre le château que je viens de décrire et ce qui se voit encore de la forteresse et de la ville de Karak nommée au moyen âge la Pierre du Désert (Petra Deserti). Ses restes ont été relevés par MM. Mauss et Sauvaire à la suite de l'expédition scientifique de M. le duc de Luynes. Je crois donc devoir compléter ce qui a disparu des ruines de Beaufort par une brève description de Karak. Par le choix de son assiette topographique et la disposition de ses défenses, cette place semble être sur une plus grande échelle la reproduction de ce que nous voyons ici.
« C'est à la bienveillance toute particulière du feu duc de Luynes que je fus, peu de temps avant sa mort, redevable de la communication du travail de M. Mauss, ainsi que de l'autorisation de le publier, et je tiens à témoigner ici de ma reconnaissance en rendant un solennel hommage à la mémoire du savant si regretté par tous ceux qui l'ont connu. »
La ville de Karak occupe le sommet d'une colline aux flancs escarpés qu'isolent de trois côtés des vallées profondes. Elle n'est reliée aux montagnes voisines que par deux crêtes de rochers : l'une au sud, sur laquelle a été construit le château; l'autre vers le nord-ouest, coupée par un large fossé en arrière duquel s'élève un ouvrage barlong d'une grande hauteur, muni intérieurement d'escaliers et de galeries mettant en communication les divers étages qui le composent; il est ouvert à la gorge et se relie par ses deux extrémités aux murailles de la ville qu'il est destiné à protéger de ce côté contre les attaques. Restauré au XIIIe siècle par les musulmans, cet édifice porte aujourd'hui le nom de Tour de Bybars à cause de l'inscription que ce prince fit graver sur ses murs.
L'enceinte de la ville, dont le tracé est déterminé par la configuration du plateau sur lequel elle est bâtie, était flanquée de saillants carrés, comme presque toutes les murailles des villes fortifiées par les Francs, dont nous voyons les restes en Syrie.
On doit remarquer le soin tout particulier avec lequel les ingénieurs qui élevèrent cette place ont pourvu aux besoins de ses habitants. Quatre grands réservoirs, ainsi qu'un nombre considérable de citernes, étaient destinés à alimenter d'eau la population et les défenseurs de Karak.
Au temps des croisades cette ville était le siège d'un archevêché suffragant du patriarche de Jérusalem (2).
M. Mauss pense que l'église grecque moderne qui figure dans le plan de la ville (plan XIV) s'élève sur les substructions d'une église plus ancienne.
Le château élevé par Payen (3), bouteiller du royaume de Jérusalem, est à l'extrémité sud de la ville, dont il est séparé par un large fossé. Cette forteresse présente la forme d'un carré long s'élargissant vers le nord. La disposition du terrain, étant semblable à celle du château de Beaufort, a amené une très-grande analogie dans le plan de ces deux forteresses. A Karak, nous trouvons également une basse-cour détendant vers l'est en contre-bas de la partie supérieure du château, dont elle contenait les dépendances.
La porte du château s'ouvre dans un angle rentrant à l'extrémité occidentale de l'enceinte la plus élevée. Elle était fermée par une herse et des vantaux. Après l'avoir franchie, le visiteur s'engage dans un chemin de défilement tout à fait semblable à celui que nous voyons au Kalaat-esch-Schékif, mais de dimensions beaucoup plus grandes. Ce n'est qu'après avoir franchi deux portes successives, munies de herses et pourvues de défenses très-compliquées, qu'il parvient dans la cour supérieure du château.
Au-dessus de la galerie dont il vient d'être question on voit encore les traces de deux étages assurant la défense de cette façade, qui formait ainsi courtine entre les deux pavillons angulaires du château.
L'intérieur de la forteresse, dit M. Mauss, renfermait un grand nombre de constructions, aujourd'hui ruinées, et il serait bien difficile d'en établir un plan exact sans faire des fouilles considérables. On y voit encore de vastes et nombreuses citernes et des magasins immenses construits avec le plus grand soin. Ces magasins, d'après la tradition locale, formaient jusqu'à cinq ou six étages superposés. Ils sont aujourd'hui en partie comblés, mais ils donnent l'idée des approvisionnements énormes que devait contenir cette place.
Vers le milieu de la cour s'élève la chapelle construite sur le même plan et présentant les mêmes dispositions que celles des châteaux de Margat, du Krak et de Safita. C'est une nef de 25 mètres de long, terminée par une abside semi-circulaire. Le vaisseau était éclairé par quatre fenêtres, et dans l'épaisseur de la muraille nord est ménagé un escalier conduisant à la plate-forme qui couronne l'édifice. Il y a quelques années, M. de Saulcy y trouva encore des restes de peintures à fresque.
Nous savons les noms de deux des chapelains des seigneurs de Karak que nous voyons dresser des actes de Maurice et de Renaud de Châtillon, seigneurs de Karak et de Mont-Réal (4).
Rainald ------------- 1152 (5)
Guillaume ----------- 1177 (6)
Les tours qui flanquent les murs de cette forteresse sont toutes carrées ou barlongues. A l'est et au sud, les flancs de la montagne ont été revêtus d'énormes talus en maçonnerie. Le donjon s'élève à l'angle sud-est du château, dont l'extrémité est formée, de ce côté, par un vaste bâtiment formant réduit, dont le plan est presque identique à celui de l'ouvrage « M » de Beaufort. Cette face du château est précédée vers les dehors de la place par un vaste réservoir nommé Birket-Nazer, disposé en arrière de la grande coupure qui de ce côté sépare Karak des montagnes voisines. D'après la tradition locale, ce réservoir, ainsi que les deux réservoirs situés au nord-ouest de la ville, était alimenté par un aqueduc qui y amenait l'eau d'une source qui a conservé le nom d'Aïn-Frenguy (Fontaine des Francs). Un mur crénelé qui existe encore couvrait ce réservoir vers les dehors de la place.
Ce ne fut qu'à la fin de l'année 1188, et après avoir résisté, sans espoir de secours, pendant près de deux ans aux armes victorieuses de Salah-ed-din, que les défenseurs de Karak rendirent cette place aux musulmans pour la rançon de Humfroy IV de Toron, seigneur titulaire du Krak par sa mère, et qui était prisonnier des infidèles depuis la bataille de Hattin (7).
L'historien arabe Mohammed-Azy-ed-din-lbn-Chedad nous apprend que le château de Schékif fut pris par Foulques, roi de Jérusalem, en 1139. A cette époque il était possédé par le prince Chehab-ed-din. Il fut remis aux seigneurs de Sajette, qui le réédifièrent, nous dit Ibn-Férat, et qui depuis ce temps prirent le nom de Sajette et Beaufort (8).
Il serait téméraire de fixer d'une manière précise la date qu'on doit attribuer aux diverses parties du château que je viens de décrire; cependant je le considère comme remontant aux premières années de la seconde moitié du XIIe siècle, ainsi que les châteaux de Saioun et de Karak, qui furent élevés, je crois, à la même époque.
En l'année 1193, ce château fut assiégé par Salah-ed-din; mais, comme le siège paraissait devoir être long et le succès incertain, le sultan essaya de s'en emparer par ruse et contrairement à ses habitudes de loyauté chevaleresque. Voici à quel stratagème il eut recours pour s'en rendre maître : Renaud, seigneur de Sajette, s'était enfermé dans la place assiégée. Saladin lui fit demander une entrevue, lui envoyant en même temps son anneau comme gage de sa bonne foi. Le comte, se fiant à la trêve et ne soupçonnant pas la perfidie dont il allait être victime, se rendit à l'invitation du sultan (9).
Arrivé dans la tente de Salah-ed-din, il se voit soudain entouré et mis dans les fers en dépit du sauf-conduit dont il était porteur. Sommé de remettre le château aux mains des musulmans, il répondit que la place qu'il défendait appartenait non à lui seulement, mais à la chrétienté entière, et que, dût-il lui en coûter la vie, il ne consentirait à aucune capitulation, tant que Beaufort serait en état de résister à l'attaque des infidèles.
Le sultan, furieux, le fit conduire devant le château, où il le fit torturer à la vue des défenseurs, sommant Renaud de les inviter à se rendre pour l'arracher à la mort; mais le héros chrétien exhorta, au contraire, les siens à résister, leur disant que le guet-apens dans lequel il était tombé était une preuve certaine de la faiblesse des musulmans; qu'ils devaient donc se défendre jusqu'à la dernière extrémité. Salah-ed-din, désespérant de triompher de la constance de Renaud, et peut-être admirant son courage, l'envoya chargé de fers à Damas, où il le garda prisonnier.
Quand après deux ans de blocus la famine contraignit les défenseurs de Beaufort à capituler, ils stipulèrent deux conditions avant de rendre le château : d'abord qu'ils auraient la vie sauve, puis que le comte Renaud et dix autres chevaliers, comme lui prisonniers des musulmans, seraient rendus à la liberté.
Cette place devait revenir un jour aux chrétiens; car, lorsqu'en l'année 1240 une trêve conclue avec Saleh-Ismaël, prince de Damas, rendit aux Francs toutes les places de la Galilée qu'ils avaient possédées entre la mer et le Jourdain, il se produisit, au sujet de la remise de Beaufort au seigneur de Sidon, un incident qui mérite d'être rapporté et où la conduite de ce sultan contraste avec celle qu'avait tenue Salah-ed-din lors du siège en 1192.
Ayant envoyé un de ses émirs pour opérer la remise de Beaufort entre les mains du sire de Sajette, la garnison musulmane qui se trouvait dans la forteresse refusa de la rendre, disant que le sultan manquait à ses devoirs de fidèle croyant en remettant aux chrétiens une place aussi importante, et dont la conquête avait coûté tant de sang et d'efforts aux enfants de l'Islam.
Le sultan de Damas, informé de cette résistance imprévue, se rendit immédiatement avec quelques troupes devant Beaufort; mais les révoltés refusèrent même de lui ouvrir les portes. Il commença donc le blocus de cette forteresse, et, ayant fait venir de Damas ses machines de siège, il les fit dresser contre le château, sur lequel elles firent bientôt pleuvoir une grêle de pierres. Peu après les assiégés, sentant qu'ils ne devaient compter sur aucun secours, firent offrir au sultan de lui rendre la place à condition d'avoir la vie sauve; mais ce prince leur répondit qu'il ne les recevrait qu'à merci.
Prévoyant qu'un jour ou l'autre la forteresse serait enlevée d'assaut et qu'ils n'auraient aucun quartier à espérer, ils se rendirent sans condition. Le sultan en fit pendre la plupart, les autres furent bannis; puis il rendit le château à Julien, seigneur de Sajette, qui, l'ayant remis promptement en état de défense, le vendit bientôt aux Templiers (10), ce qui fut le point de départ d'une haine violente entre le roi d'Arménie, beau-frère du seigneur de Sajette, et l'ordre du Temple. Cette forteresse fut prise par le sultan Bybars-Bondoukdhâry, le 26 avril 1268.
L'historien musulman Ibn-Férat nous a laissé une relation de ce siège que je crois devoir résumer ici.
En 1268, après la prise de Safed, le sultan donna l'ordre au prince de Damas de marcher sur Schékif et d'en commencer le siège. Les charpentes des machines de guerre furent amenées, ainsi que les bois nécessaires aux travaux d'approche. L'armée égyptienne, qui, commandée par l'émir Beder-ed-din-Bektoun-el-Azyry, venait de s'emparer de Japhe, fut également dirigée vers Schékif, et dès son arrivée commença l'investissement de la forteresse, sous les murs de laquelle se rendit Bybars le 19 du mois de redjeb (4 avril). Les machines furent aussitôt mises en place et commencèrent à jouer le lendemain.
Parmi les personnages de distinction qui avaient accompagné le sultan et qui prirent part à ce siège, l'auteur arabe cite le jurisconsulte Chems-ed-din-el-Hombali, grand cadi de Syrie; le cheik Takky-ed-din-Ibn-Assvassiti, etc.
A l'approche des forces musulmanes, les Templiers envoyèrent à Acre un messager arabe appelé Abdoul-Medjiek, afin d'y réclamer des secours; mais à son retour ils furent trahis par lui. Il alla porter au sultan les dépêches dont il était chargé pour le commandeur de Beaufort, qu'Ibn-Férat nomme le visir Kiliam. Quel peut être le dignitaire de l'ordre dont il est ici question ?
Tel est le problème dont la solution est d'autant plus difficile à résoudre qu'alors plusieurs des grands officiers de l'ordre portaient le nom de Guillaume. Nous trouvons à cette époque, comme assistant du grand maître Thomas Berart, Guillaume de Ponzon, tandis qu'en même temps le maréchal de l'ordre était Guillaume de Molay et le grand commandeur Guillaume de Montignac.
En peu de temps vingt-six engins avaient été établis et le siège était poussé avec beaucoup de vigueur par les musulmans. Bientôt il devint impossible à la garnison, par suite des pertes qu'elle avait essuyées, de pouvoir conserver une ligne de défense aussi étendue que celle que présentaient la ville et l'ouvrage nommé le Château-Neuf. Aussi, dans la nuit du mercredi 26 du mois de redjeb, les Francs se décidèrent-ils à y mettre le feu et se retirèrent dans la forteresse.
Le château évacué fut aussitôt occupé par Bybars, qui fit transporter le même jour (12 avril) ses machines sur le plateau où s'élevait la ville. Lui-même s'établit au sommet de l'une des tours du Château-Neuf; mais, les Francs l'ayant reconnu, il faillit être atteint par le projectile d'une pierrière dirigée contre lui et qui tua trois personnes placées à ses côtés.
Le siège dura jusqu'au lundi 26 avril, date à laquelle les Templiers reconnaissant que le château n'était pas capable d'une plus longue résistance, le commandeur Guillaume demanda à capituler. Un sauf-conduit lui fut accordé et les non-combattants eurent la liberté de se retirer à Acre ou à Tyr.
Devenu maître de Beaufort, Bybars y mit une garnison musulmane et fit complètement raser l'ouvrage nommé le Château-Neuf.
1. Viollet-le-Duc, Dictionnaire d'architecture tome III, page 165.
2. Familles d'Outre-Mer (Syrie-Sainte), page 755.
3. Familles d'Outre-Mer (Syrie-Sainte), page 402.
4. Voir à la fin de ce volume la note géographique relative à la terre de Mont-Réal ou d'Outre-Jourdain.
5. Codice Diplomatico, n° 29, page 31.
6. Codice Diplomatico, n° 62, page 62.
7. Familles d'Outre-Mer, page 472.
8. Familles d'Outre-Mer, page 472, les seigneurs de Sajette et de Beaufort.
9. Guillaume de Tyr, livre I, tome XXVI, chapitre IX.
10. Guillaume de Tyr livre I, tome XXXIV, chapitre III, page 445.
Sources : Rey (Emmanuel Guillaume), Etude sur les monuments de l'architecture militaire des croisés en Syrie et dans l'Ile de Chypre. Paris, Imprimerie Nationale M. DCCC. LXXI.