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Château de Gibelet (Djebeil, Byblos)
La féodalité se constitua, dans les colonies chrétiennes de Syrie, aussitôt après la conquête, et les deux types les plus purs de ce système de gouvernement que nous offre l'histoire sont les royaumes de Jérusalem et de Chypre. J'ai dit plus haut qu'en étudiant les traces laissées en Orient par la domination franque, on est étonné d'y trouver une organisation politique conçue avec autant de force que d'habileté. Elle s'établit au milieu d'une population composée d'Européens et d'Orientaux de toutes races et parvint à fonder un Etat qui ne fut pas sans gloire.Nous devons donc reconnaître que la noblesse franque établie en Syrie était généralement beaucoup plus lettrée, plus sage et plus prévoyante que l'on n'est disposé à le croire. Nous verrons les de Navarre, les d'Ibelin, les Vicomte, les de Brie, tout à la fois poètes et légistes, orateurs et gens de guerre, discutant les points les plus abstraits du droit féodal pour charmer les loisirs d'un long blocus; et ces mêmes hommes, qui nous ont laissé dans le livre des Assises de Jérusalem le plus beau monument de la législation féodale du moyen âge appropriée par eux aux périls d'un état de guerre permanent, durent apporter le plus grand soin à perfectionner les défenses des forteresses qu'ils élevèrent alors dans leurs possessions pour dominer les villes et tenir en respect les indigènes.
Giblet en est un des premiers exemples. Cette ville fut enlevée aux musulmans, en l'année 1109, par Hugues de Lambriac, à la tête d'une flotte génoise. Déjà le père de ce seigneur avait pris part au siège de Jérusalem, et l'historien Guillaume de Tyr (1) vante sa grande expérience dans tous les travaux d'art militaire.
C'est de lui que la maison de Giblet tira son origine. Elle devint très-considérable et se trouva mêlée, durant plus de trois siècles, à tous les événements importants qui s'accomplirent alors en Syrie, puis à Chypre, où elle se retira par la suite.
Giblet se rapproche beaucoup du type des châteaux élevés en France par la noblesse féodale durant le cours du XIIe siècle, mais son assiette a été choisie dans des conditions toutes différentes de celles des forteresses qui ont fait jusqu'à présent l'objet de cette étude. On sent que celle-ci a été bâtie pour dominer la ville dont elle fait partie et en former le réduit. Elevée au point le plus vulnérable de la place, elle commande tout le plateau formant le sommet de la colline au pied de laquelle se trouve la ville.
Ce château consiste en une enceinte rectangulaire mesurant 50 mètres de long sur une largeur de 45, et est entouré d'un fossé profond taillé dans le roc. Au centre s'élève une grosse tour barlongue dominant au loin la campagne environnante : c'est le donjon. Tout cet ensemble de défenses est construit en bonne maçonnerie revêtue de gros blocs taillés à bossages avec joints ciselés. On avait dès lors reconnu en Terre Sainte combien il était difficile d'entamer les assises de pierres ainsi parementées, soit au moyen de la sape, soit à l'aide d'engins propres à battre les murailles.
En 1140, on construisait sur un plan semblable le château de la Blanche-Garde, que je décrirai dans le chapitre suivant. Je crois que nous devons le considérer, ainsi que Giblet, comme les deux plus anciens monuments militaires élevés en Syrie par les Francs et qui soient parvenus jusqu'à nous.
A trois des angles de l'enceinte du château dont l'étude nous occupe en ce moment se trouvent de petites tours carrées. La moitié des faces sud et est et la quatrième tour, qui, de ce côté, était à l'angle de l'édifice, ont disparu, sans doute à l'époque où la place fut démantelée par les musulmans.
Nous devons supposer que dans cette partie du rempart existait une porte qui mettait la forteresse en communication directe avec les dehors de la place et permettait à ses défenseurs, soit de faire des sorties, soit de recevoir des secours ou des renforts. Une muraille sans caractère et probablement moderne a été bâtie pour clore le château, qui, lorsque je le visitai, servait de caserne à un bataillon d'infanterie turque. La porte que l'on voit aujourd'hui paraît avoir été refaite à une époque relativement assez récente; elle s'ouvre au nord, du côté de la ville.
Des salles crénelées se trouvaient dans les tours d'angles, mais les remaniements qu'on y a effectués lors de l'arrangement du château en caserne font que le visiteur a quelque peine à y retrouver les dispositions primitives.
Suivant la méthode généralement adoptée dans la construction des châteaux élevés en France pendant le XIe siècle, le donjon est une tour édifiée sur un plan barlong mesurant a 25 mètres dans un sens sur 18 dans l'autre. Les murs ont 3,60 mètres d'épaisseur, et, comme pour les autres parties du château, le revêtement se compose de très-gros blocs taillés à bossages. Les quatre angles de cette tour présentent à leur base une particularité fort curieuse : les deux assises inférieures de chacun d'eux sont formées de blocs énormes provenant à coup sûr de quelque édifice antique. Leur longueur est d'environ 5 mètres sur une épaisseur moyenne de 1,50 mètre et une largeur de 2 mètres. Ces pierres me paraissent avoir été destinées à fortifier contre la sape les angles morts de la tour qui n'étaient susceptibles que de peu de défense et auxquels le mineur devait chercher à s'attacher.
La porte du donjon s'ouvre à l'ouest; elle est basse et à linteau carré avec arc de décharge. Une herse et un vantail ferré, renforcé de barres à coulisses et de verrous, assuraient la clôture de cette issue, qui était en outre défendue par un mâchicoulis servant en même temps au système des contrepoids de la herse.
Dès qu'on a franchi l'entrée, on trouve, à gauche, un escalier ménagé dans l'épaisseur des murs et qui conduit à l'étage supérieur. Une vaste salle voûtée en berceau occupe tout le rez-de-chaussée du donjon; au centre s'ouvre l'orifice d'une citerne. Un plancher dont on voit encore les traces divisait cette salle en deux. Selon toute apparence, le bas servait de magasin, et l'espace réservé au-dessus du plancher, où l'on parvenait au moyen d'une échelle, pouvait être le logis d'une partie de la garnison.
La pièce qui forme le premier étage a perdu la moitié de sa voûte, qui était semblable à celle de la salle inférieure, et ses murs ont disparu en grande partie sur deux de ses faces. Cependant on y reconnaît facilement les meurtrières percées vers les dehors du château. Eclairée par une baie carrée, une large arcade s'ouvre au-dessus de la porte de la tour : c'est là qu'était placé le treuil de la herse, dont les scellements se voient encore dans le mur. Dans l'embrasure de cette fenêtre se trouve l'escalier qui conduisait à la plateforme; on accédait aussi par cet escalier à des latrines ménagées en encorbellement sur la face nord de la tour.
Quant au couronnement, qui formait les défenses principales, lorsque je levai les plans de ce donjon en 1859, il en restait juste assez pour qu'on pût juger que le parapet s'élevait beaucoup au-dessus du niveau de la plate-forme. Il présentait deux étages de défenses; le bas était percé de meurtrières pour le jeu des machines, tandis qu'au-dessus régnait une banquette prise sur l'épaisseur du mur et bordée d'un parapet crénelé. Je viens de dire qu'au premier étage la moitié de la voûte, et une partie des murs Est et Sud tournés vers les dehors du château, manquaient aujourd'hui. Cette portion de la tour paraît avoir été démolie en 1190 (2) par ordre de Salah-ed-din, qui redoutait alors l'arrivée des croisés allemands.
Le passage suivant de Vilbrand d'Oldenbourg, qui visita Giblet en 1212, nous apprend que ce donjon était tellement solide que les ouvriers musulmans durent se borner à le mettre hors d'état de défense (3) : "(Giblet.) Hec est civitas parva, habens turrim quandam amplam et munitissimam, unicum sue defensionis solacium, in qua Sarraceni, cum ipsam avellere laborarent, multos sudores sepius perdiderunt et expensas; qui tamen omnem (munitionem) ipsius civitatis destruxerunt."
Si nous concluons, d'après ce texte, qu'au commencement du XIIIe siècle la tour était déjà dans l'état où nous la voyons, nous ne saurions douter qu'elle n'ait été élevée par l'un des quatre premiers seigneurs de Giblet.
Nous savons que Hugues III, dit le Boiteux, ayant été fait prisonnier par les musulmans à la bataille de Hattin, rendit à Salah-ed-din pour sa rançon la ville et le château de Giblet (4). Par conséquent, en 1197, les seigneurs de Giblet se seraient bornés à relever à la hâte l'enceinte de la ville, dont l'importance militaire était alors presque nulle, sans s'occuper de la restauration du château. Ce qui me confirme dans cette idée, c'est que, durant le XIIIe siècle, il n'est fait aucune mention de cette forteresse par les historiens des croisades.
1. Guillaume de Tyr, livre I, chapitre VIII. - Familles d'Outre-Mer, pages 316 et suivante.
2. Continuateur de Guillaume de Tyr, I, XXV, chapitre II.
3. Perigrinatores medii quatuor, page 167. Editions Laurent. Leipsick 1864.
4. Familles d'Outre-Mer, les seigneurs de Gibelet
Sources : Rey (Emmanuel Guillaume), Etude sur les monuments de l'architecture militaire des croisés en Syrie et dans l'Ile de Chypre. Paris, Imprimerie Nationale M. DCCC. LXXI.